Journalisme


Pierre Philippe au Festival de Cannes en Mai 1968.
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Le Témoin du jour

Pierre Philippe, 35 ans, cinéaste, journaliste à «Cinéma»,
vient signer un contrat au Festival de Cannes .
«Ces gens d'habitude polis se traitent de cons, de morues...»

Le samedi 18 mai 1968

photo Pierre Philippe
photo DR

Le fond du mouvement pro-Langlois, c'était la haine anti-gouvernementale, contre
de Gaulle et Malraux, ces gugusses qui nous écrasaient de leur confor-misme
et de leur censure.
 

C majusculea y est : ce dimanche 19 mai, à 13 heures, tout en mangeant, je vois les employés du palais de la Croisette se mettre à retirer ces torchons qui pendouillent aux hampes dressées au-dessus de la plage. Le Festival amène les drapeaux. Favre Le Bret, le délégué général, a décidé d'arrêter... C'est de l'humour noir. Je suis là, à Cannes, attablé au Maschou Plage, entre François Reichenbach (le réalisateur de l'Amérique insolite qui est aussi producteur) et Pierre Kalfon (l'importateur de Pasolini).

A 35 ans, je touche au tournant de mon destin: je suis là pour signer mon premier long métrage de fiction, une histoire de vampires, auquel je travaille depuis des mois. J'ai réussi à y intéresser ces deux zigotos, on s'est donné solennellement rendez-vous à Cannes, pour un «déjeuner contrat» dans les règles, loin de l'agitation de Paris. Et voilà : le festival est en train de capoter.

Truffaut dans les azalées. Je suis arrivé hier, spécialement en vue de ce déjeuner. Normalement j'ai une sainte horreur des festivals. J'ai pris ce foutu truc en marche. Je vais voir le premier film de la matinée, Peppermint frappé, de Carlos Saura. Je suis à peine assis dans la grande salle du palais, avec rideau à la vénitienne et jardinières d'azalées en bord de scène, que tout de suite les choses dérapent : des énergumènes font irruption sur la scène, ils crient qu'il faut arrêter le festival en solidarité avec ce qui se passe à Paris, ils s'accrochent au rideau, d'autres essaient de les déloger, le film démarre avec les lumières allumées, le public (les coiffeurs de Cannes) se met à hurler. Il y a Lelouch, Malle. Truffaut valse les quatre fers en l'air dans les azalées...

Coups, vociférations : ces gens d'habitude polis se traitent de cons, de morues. Moi-même, j'incendie Christine Gouze-Rénal qui vient de jeter d'une voix de bonne bourgeoise : «Moi, il y a longtemps que je l'ai faite, ma révolution.» Deux dames, sucrées : «Monsieur Godard, que faut-il penser de tout ça?» Et lui : «Il va falloir penser vous-mêmes, maintenant, mesdames !»

Les meneurs, ce sont Truffaut et Godard. Truffaut déjà vieille fripouille, Godard plus niais mais toujours va-de-la-gueule. Robespierre et Danton de pacotille, avec Jean-Pierre Léaud en Saint-Just hurlant :«Tous à la salle Jean-Cocteau!» L'Odéon local, où le happening continue. Godard disserte sur le thème «Nous, cinéastes, sommes en retard sur nos camarades ouvriers et étudiants. Nous devons nous mettre à leur service».

Les gens sont là pour voir des films. Ou pour les vendre. Beaucoup jouent un travail de plusieurs années. Les étrangers sont fous furieux. «Je retire "Au feu les pompiers"», dit Milos Forman. Mais on sait bien que le film est déjà acheté par Lelouch. Je m'amuse, je suis de ce milieu sans en être, je fais un peu de journalisme de cinéma (dans la revue millésimée Cinéma), des courts métrages... Ces types qui se drapent brusquement dans des drapeaux rouges, nous savons tous qu'ils ont grenouillé dans les eaux bourgeoises des Cahiers du cinéma et qu'ils sont familiers de ce canard qu'on appelle «Radio-cinéma-curé-vision» qui deviendra Télérama.

Antigouvernement. C'est rigolo, ces retournements. On en a déjà eu un avant-goût en février, avec l'affaire de la Cinémathèque. Je travaillais alors avec le groupe qui animait «Les Journées du cinéma» : il avait fondé les rencontres Ciné-animation de Cannes, puis les festivals de Tours et d'Annecy. Je m'occupais de leurs relations presse, sous le contrôle de Pierre Barbin. Un jour, Barbin me dit: «Malraux m'a appelé hier. Il m'a demandé : "Si je vous nomme à un poste et qu'il se déchaîne une énorme campagne de presse contre vous..." J'ai répondu: "Monsieur le ministre, je fais un press-book!" Et Malraux : "Est-ce que vous voulez la Cinémathèque française?"» Moi, je dis à Barbin : «C'est formidable, mais je crois que le cadeau est empoisonné.» Barbin hésitait. Là-dessus, peu de temps après, on se heurte : un conflit bureaucratique, sans aucun rapport. Je jette mes dossiers par terre, je pars en claquant la porte.

Les mythes ont la vie dure : Henri Langlois est sorti sanctifié de cette histoire. Pourtant, les professionnels, tous les gens qui avaient mis films et archives en dépôt à la Cinémathèque et qui n'arrivaient pas à les récupérer ou qui les récupéraient dans un état lamentable étaient furieux contre lui et pensaient que ça ne pouvait plus durer. Le soulèvement pro-Langlois, ça n'a été qu'un prétexte : le fond du mouvement, c'était la haine antigouvernementale, contre de Gaulle et Malraux, ces gugusses qui nous écrasaient de leur conformisme et de leur censure. Or, curieusement, très vite, tout le monde s'est retrouvé autour de Langlois. Pas seulement la Nouvelle Vague, mais tous ceux qui vouaient hier Langlois aux gémonies.

Volte-face. Salle Jean-Cocteau, j'assiste aux mêmes retournements grotesques. Les propositions les plus extrémistes et les plus saugrenues sont les plus applaudies. Comme celle de Jean-Louis Bory demandant que les producteurs paient les frais d'hôtel des journalistes. Les plus trouducs deviennent des boute-feu, comme Claude Makovski. Henri Chapier nous joue un départ outragé : «Je reviendrai quand vous voudrez réellement faire la révolution !»

En arrêtant les frais, Favre Le Bret a coupé court à l'éventualité, qui aurait pu être formidable, d'un festival sauvage. Évidemment, on n'a pas signé mon contrat. Mon film est tombé à l'eau et moi je suis resté bloqué à Cannes à cause de la grève des transports, paniqué de voir mon argent s'évaporer. J'ai réussi à remonter sur Paris, avec des autocars pris à 5 heures du matin, des escales à Lyon... Chez moi, je me suis couché et j'ai décidé que Mai 68 n'existerait pas.

Recueilli par ANGE-DOMINIQUE BOUZET
et BEATRICE VALLAEYS

1998 : Parolier (chansons de Jean Guidoni et Juliette) et spécialiste des documentaires d'archives.

Avec l'aimable autorisation de Libération. © 1998 - Tous droits réservés.


25 Décembre 1996.
Réalisation & conception © 1996 Eric Castaing.