Quand j'aurai 100 ans...

Comment soufflerez vous les bougies de votre centième anniversaire? "Têtu" a invité six de ses collaborateurs à donner leur vision de l'avenir. Apocalyptique? Utopique? Fantastique? Mais certainement pas triste.


CYBERSEX
Pierre Philippe

Au bord de mon lit, Charles de Gaulle besognait William d'Angleterre, dont le célibat commençait à faire jaser. Presque sur mes genoux, les frères Ritter invitaient Gilbert Houcke, l'apollinien belluaire de mes années folâtres, à faire glisser son légendaire slip léopard à ses chevilles, tout en flattant ses six tigres royaux. Ceux-là, je n'avais pu les exclure de la combinaison : le document de base ne le permettait pas, embrouillé qu'il était. À cause de cela, à mon grand regret, j'avais coupé le canal odeur. D'ailleurs, le son était suffisant, qui mêlait leurs feulements à la question haletante du général, expectorée dans le plus basique anglais de backroom: " Can you feel my big french dick, Bill?" On vendait depuis longtemps, pour quelques euros, ces masques dans les plus humbles bazars. Les moutards y recomposaient leurs songes transplanétaires; j'y injectais, pour ma part, le peu qu'il me restait de l'imposante collection d'images fantasmatiques amassées depuis mon jeune âge, ce que de jeunes, amants jaloux ou gourmés avaient négligé, dans leur fièvre purificatrice, alors même qu'ils songeaient déjà à me larguer. J'entendis mon frère Yves, qui m'interpellait depuis la cuisine: " Qu'est-ce que tu veux manger, pour tes 100 ans ? " Mon frère Yves est resté simple. Cet anniversaire n'en était qu'un parmi d'autres. Je rejetai brusquement le masque, anéantissant tigres de Houcke, frères Ritter, général et roi d'Angleterre en plein rut virtuel. " Je ne veux pas manger. Je veux mourir... - Tu dis ça tout le temps, me répondit de loin, en riant, mon frère Yves, tu sais bien que tu ne mourras jamais. ! " Mais, cette fois-ci, je ne faisais pas ma coquette. J'ai crié: "Je prendrai les pilules définitives ce soir. Range tes casseroles et monte, j'ai quelque chose à te dire. " Il regarda le masque tombé au pied du lit : " Ce n'était pas bien ? demanda-t-il avec sa gentillesse coutumière. - Tu ne crois lotit de même pas que je vais célébrer mes 100 ans en me branlant toute la journée? répondis-je - Et pourquoi pas ? Il y a des anniversaires plus mornes! " Je bougonnai : " Trouve-moi mes projets d'épitaphe. Ils sont entre les pages du Falcon's Complete Work, sur l'étagère du haut. " Je relus ma préférée : "Toute chose, inévitablement, s'en va par le bas", signé : Bertold Brecht. Je dis à mon frère Yves: " Voilà ce que tu traceras, demain matin, dans la poussière, au coin du taillis que tu sais, quand tu auras comblé la fosse. Un quart d'heure et il n'y paraîtra plus rien... - Je n'aime pas te voir comme ça. - Ça ne sera plus pour longtemps. Tiens, apporte-moi aussi mon Jean de La Croix, mon Li T'ai Po, mon Boukharine : au moins n'y aura-t-il rien de masturbatoire là-dedans! " Yves regimba. Avait-il déjà vendu mes belles reliures, ou préférait-il vraiment me voir trépasser -spasme pour spasme - dans le dernier que je m'administrerais moi-même? C'était bien cela: sans mot dire, il traîna jusqu'au lit la vieille malle où moisit ce que je nomme la lie de mon existence. Cette existence si rigoureuse qu'elle ne peut en rien faire soupçonner ce qui, au plus profond, l'a nourrie. Magazines sans âge, pages de programmes arrachées, photos jaunies. " Voilà à quoi tu rêves, dis-je à Yves, au final de L'Abbé Jules, à une flambée de pornographie autour de mon corps jusqu'alors respecté, alors qu'il n'y pourra plus rien... " J'eus droit à un baiser de paix, avant qu'il ne commence à sortir du coffre ses splendeurs impures. Il me fallait bien l'admettre, c'était aussi, c'était surtout cela, ma vie. De longues silhouettes lisses en pudique jock-strap, découpées dans d'antiques publications vouées à la méthode Desbonnet, et des Hercules écartelés jusqu'au supplice offert à notre concupiscence par Chi Chi Larue ou Kristen Bjom, nos Joseph von Sternberg et nos Max Ophuls à nous. De capiteux voyous sortis de Détective et des acrobates berlinois en cache-sexe perlé. Paul Swann, Hermann Brix et Robert Duranton. D'honnêtes haltérophiles en justaucorps tricoté main et le danseur Spadolini en trousse-couilles hyperbolique. Edmond Van Duren et Enrique de Rivero. Charles Farrell à poil dans The River et, dans Rocco, les amours de Luchino Visconti en caleçon et maillot de corps savamment déchiqueté. Nakache le nageur et Galfione le perchiste. Les timides Narcisses de Raymond Voinquel et les esclaves noirs aux chibres insolents de Robert Mapplethorpe. Tous ces Californiens qui, empruntant jusqu'à leurs pseudonymes à leurs vedettes favorites, finissaient par faire croire que Matt Dillon, vraiment, se faisait sodomiser par Tom Cruise. Les Clérans au ciel du cirque Medrano. Joe Leitel savonnant Ed Holovchik (pas encore Ed Fury) dans Physique Pictorial. Et mon cousin Rodolphe en slip noir au bord de la Marne. Moi qui n'avais étreint qu'un nombre limité de corps, combien en avais-je adorés, et jusqu'à l'extase? Tout mon lit en était recouvert et Yves ne cessait d'en aligner, encore et encore. À 10 heures du soir, j'eus 100 ans. Je tenais à cet instant, dans la main gauche, l'image parfaite d'un inconnu capté, en 6 1/2 x 11, sur le plongeoir de la piscine des Tourelles; image, je m'en souvenais, que j'avais dérobée dans un album de famille et soigneusement ajoutée à mon intime butin. Ma main droite saisit alors, sous le sommier, les pilules définitives. "Jouis sur mon visage ... ", murmura mon frère Yves. " N'oublie pas... Brecht... Toutes choses... Vers le bas ", soufflais-je, en voyant se dissoudre ma chambre, mes milliers d'amants de papier et mon frère Yves lui-même, dont je ne distinguais déjà plus que la bouche en très gros plan me disant: "Ne m'en veux pas, Pierre, mais je vais te désobéir, pour une fois. " J'eus un geste vers le linceul de honte, comme pour implorer qu'il le dispersât, en révérence à ma belle âme d'intellectuel pris en faute. Mais je n'entendis plus que la chère voix dans la blancheur aveuglante du dernier passage: "Je mettrai tout ça dans la fosse, comme ton trésor obscur, ton cortège vers ton ciel à toi. Et dans la poussière, demain matin, je tracerai l'autre épitaphe, celle qui te faisait tant rire et qui me plaît bien, à moi ". Tu sais : "L'azur, l'azur,l'azur,l'azur ! "

Avec l'aimable autorisation de Têtu. © 2000 tous droits réservés.
Publié dans Têtu N° 41 Janvier 2000.
Photo de l'article : Emmanuel Pierrot (VU)