Le ROMAN du MUSIC-HALL.
Pierre Philippe nous parle de sa passion pour le Music-Hall.
Il me semble qu'il est peu d'émission qui aient autant été rêvées que celle-ci. Je l'ai toujours rêvée, à vrai dire, depuis que m'est venue la conscience qu'une partie de la joie de ma vie disparaissait dans l'oubli sans fond des catastrophes culturelles, vers les années soixante, quand le music-hall, qui abreuvait mes jours, glissa dans la déchéance de ses grandes traditions, quand la sono s'imposa de chaque côté de la scène auguste de l'Olympia, quand Henn Varna produisit ses plus calamiteuses revues dans son Casino de la rue de Clichy, quand disparurent sans bruit et sans campagne de presse le Concert Pacra, Tabarin, l'Etoile et quelques autres, quand l'Empire devint un vulgaire studio de télévision.
De ces années traîtresses datent mes premiers
repérages, au fil de mon inlassable activité de
spectateur nocturne, il ne se passa pas de semaine sans que j'épingle
un obscur document, une apparition miraculeuse dans quelque navet,
dans l'espoir un jour de rassembler ces brides d'un art en décomposition.
Cette passion entomologique se raviva encore lorsque, vers 1975,
j'eus le privilège de me transformer en mineur de fond
au sein des archives Gaumont. Mon coup d'essai fut un certain
"Grand Album" pour Jacques Martin, travail qui exigea
que, justement, je cherche et découvre dans l'océan
pour moi alors inconnu du fonds Gaumont de quoi alimenter cette
nostalgie qui nous unissait, Martin et moi, et qui nous conduisit,
chaque semaine durant un an, à présenter un "Music-hall
de l'au-delà", prétexte à exhumer telle
chanson filmée de Félix Mayol en 1906, le numéro
de contorsionniste de Barbara La May enregistré au cirque
Médrano en 1938 ou le mémorable Pont d'Argent de
1934 ou la grande Mistinguett faisait feu de tout bois face au
public blasé du Bal des Petits Lits Blancs, dans un déluge
de plumes d'autruches et dans la perspective quasiment architecturale
de boys rangés en colonnade.
Depuis, pas un jour n'a passé sans que, au hasard de mes
recherches et de mes visionnages, une nouvelle pépite ne
vint enrichir cette manne que je tenais à la disposition
de qui voudrait m'en demander l'accès. Mais qui honnêtement
s'intéresserait encore à cette danse macabre, à
cette ronde de fantômes dont les noms ne disaient déjà
plus rien à personne et dont les exploits faisaient sourire
ceux pour qui l'histoire du spectacle commence juste un peu avant
le premier concert de Michaël Jackson ?
D'Arte vint le miracle. Cette commande de deux fois une heure
pour aligner ces perles sur un fil à ma convenance. Car
le miracle était aussi cette liberté où j'étais
de ne pas me corseter dans l'histoire et de pouvoir vagabonder,
oublier un grand trait si je n'en avais pas la disponibilité
et m'attarder sur un document mineur mais délectable. De
là ce titre : roman. De là aussi cette tentative
de montrer moins le spectacle lui-même que ses à-côtés,
ses coulisses. De là cette vision un peu moins simpliste,
peut-être, de tout un monde dont la mémoire collective
commençait à ne plus percevoir que des formes obligées,
récurrentes et rétrécies, comme si cette
planète où tant de personnalités complexes
s'étaient exprimées pouvait se réduire à
un Who's Who inscrit sur les doigts de la main.
Ce fût la ma joie, durant ces semaines ou s'organisa ce
roman-hommage, que d'y déposer mes émotions propres,
mon propre regard. Il me fallait bien sûr rendre un juste
hommage à Damia, par exemple, mais ne pas manquer l'occasion
de me battre pour montrer, pour la première fois, l'image
de Nitta-Jo, ce mythe enfoui et seul connu de quelques happy fews.
Il me fallait dire la gloire de Charles Trénet, sans doute,
mais rappeler qu'elle sera précédée par celle
du presque oublié Jean Tranchant. Ce n'était pas
seulement, comme on dit, remettre les pendules à l'heure,
c'était aussi composer ma guirlande tout à la fois
pour le public le plus vaste (et cela, je ne l'oublierai jamais)
mais aussi pour ces quelques dizaines d'amoureux du music-hall
dont l'exigence et l'amitié m'ont porté et en qui
je trouvai des conseillers et des juges bénéfiques.
Ainsi, je sortis du charnier aux images des cinémathèques
les visages et les attitudes non seulement de la grande cohorte
d'avant 1920, mais ceux aussi de ceux-là qui furent chéris
du public et de la critique et que nul n'avait revus depuis des
lustres. Jane Marnac, Edmonde Guy et Van Duren, Cora Madou, Gilles
et Julien, Rita Georg, Réda Caire ou Jane Aubert, quand
ce n'était pas ceux de nos contemporains que quelques gloires
exorbitantes avaient rejetés sur les bas-côtés:
Renée Lebas, Philippe Clay ou Jane Chacun.
Suis-je aujourd'hui satisfait de ce grand remue-ménage
au sein des galaxies perdues ? Non, bien sûr, parce que
je ne pouvais pas réduire sans dommages un phénomène
aussi proliférant que le music-hall, cet immense creuset
ou se sont fondus durant un peu moins d'un siècle, tous
les autres arts du spectacle, et qu'il aurait fallu plus que deux
courtes heures pour évoquer raisonnablement ses deux grandes
composantes : le music-hall à grand spectacle d'une part,
et le monde de la chanson héritier direct du caf'conc'
de l'autre. Voilà quelle est ma pensée désabusée
devant des milliers d'images qui restent sur le rayon de ma salle
de montage et qui s'en vont retourner- pour combien de temps?-
dans la nuit des archives.
Mais quoi : je suis heureux d'avoir été au bout de cela sans, je crois, trop démériter. Fier d'avoir posé un jalon non négligeable sur une voie bien peu fréquentée. Encore un peu étourdi par tant de splendeurs, de tristesses aussi ramenées au jour, comme par le parfum soudain échappé d'une robe confite, d'une fourrure pelée ou, pourquoi pas, d'un de ces mirobolants éventails de plumes autrefois déployées par une créature de rêve, dans l'aurore artificielle des projecteurs voilés de rose et d'orange. Emu aussi d'avoir retrouvé ce môme que j'étais et qu'une famille de prolos menait à L'Européen et à Bobino juste avant l'année 40. Un môme qui n'allait pas à la Comédie Française et faisait ses classes en compagnie de Fréhel plutôt que de celle de Marie Bell. Qui en souffrait peut-être alors, mais qui, aujourd'hui, en est autrement riche, privilégié, irrigué à jamais. Ce môme qui, peut-être bien, avait déjà commencé à rêver ce Roman du Music-Hall avant moi-même et qui, je ne peux en douter, s'est toujours tenu à côté de moi durant ce voyage à rebours au pays des ombres immenses, dans le temps retrouvé des filles en fleur, mais nues, et de ces grands escaliers que descend, interminablement, la cohorte empanachée de nos désirs.
Pierre Philippe.
(extrait du dossier de presse ; avec l'aimable autorisation de Arte- droits réservés)
Première le 2 Décembre 1993 au Club Gaumont, Rond-point
des Champs Elysées 19h30.
Diffusions: Lundi 20 Décembre 1993 22h10 (1ere partie)
Lundi 27 décembre 1993 22h10 (2eme partie)
Pierre Philippe, un cinglé
du MUSIC-HALL.
Entretien.
Toute l'histoire du music-hall revit sur ARTE dans le ROMAN DU MUSIC-HALL, grâce aux recherches menées par le réalisateur Pierre Philippe. Ces deux numéros rendent un véritable hommage à ce genre qui a fait rêver le Paris populaire, mais aussi artistes et bourgeois. Laissons-nous entraîner en compagnie des artistes.
Qu'est-ce qui distingue le music-hall du cabaret ou du caf'conç',
dont il est l'héritier ?
Pierre Philippe : C'est l'éternelle question que se
posent les historiens et les amateurs, et à vrai dire les
avis sont partagés.
Le music-hall est un métissage de genres qui périclitaient
à la fin du XIX' siècle. Il présente dans
le même programme jongleurs, danseurs, ballets, féeries,
chiens savants, et monstres. Mais ce qui caractérise le
music-hall est avant tout le "grand spectacle". Jusqu'alors,
le cabaret aussi bien que le caf'conç' s'adressaient à
un public confidentiel. Le music-hall est également un
phénomène d'ordre architectural. C'est un peu -
dans un autre genre - comme le Zénith aujourd'hui. A la
fin du siècle dernier et au début du XX', on commence
à construire des salles beaucoup plus grandes. Le premier
music-hall parisien est l'Olympia. C'est une salle immense pour
l'époque, qui répond à un véritable
appel du public. Le music-hall donne le champ libre au visuel
pur, lié à l'arrivée en force de nouvelles
conquêtes techniques, et notamment à l'arrivée
de la lumière artificielle, électrique.
A cette époque, le music-hall remporte un grand succès
dans toute l'Europe, mais Paris reste la capitale...
P.P.: Il y a trois pôles en Europe : Paris, Berlin et
Londres. A Paris la tradition est très ancienne. Le music-hall
est un spectacle populaire par excellence, c'est l'opéra
du pauvre. Les gens y viennent voir la nouveauté, ce qui
les fait rêver. Les salles de music-hall foisonnent. Il
y en avait alors autant que de cinémas il y a vingt ans.
Elles sont d'ailleurs presque toutes devenues des salles de cinéma
dans les années 30. Les mastodontes, les temples, étaient
les Folies Bergère, le Casino de Paris,... puis l'Empire,
copie des music-halls anglais.
Vous avez dégagé deux périodes (1895-1929
et 1930-1990). Correspondent-elles à une évolution
du genre?
P.P.: Deux périodes, faute d'en dégager trois
! Cette rupture correspond moins à une évolution
du music-hall qu'à une évolution du cinéma,
qui devient parlant en 1929. Le music-hall, lui, bascule en 1914.
Les raisons en sont économiques et politiques. C'est pendant
les heures les plus noires de la guerre de 1914-1918 qu'on monte,
à Paris mais aussi à Berlin, les spectacles les
plus brillants.
L'histoire du music-hall est compliquée et anarchique,
c'est ce qui fait son charme ! L'évolution est commandée
par le désir du public ; allez faire des catégories
! On y a vu des personnalités du monde politique ou des
personnages de faits divers. On engageait même des criminels
! La fameuse "Casque d'or" a failli être une reine
de music-hall ! Le public adorait cela. Certaines personnalités
des arts nobles venaient parfois sur la scène. L'exemple
de Cécile Sorel, actrice de la Comédie-Française,
est resté célèbre. Tous les grands acteurs
et les grands metteurs en scène ont fait du music-hall.
Si le genre existait encore, Patrice Chéreau serait engagé,
Bob Wilson ferait une grande revue, et Béjart... Le music-hall
était, à son apogée, une espèce d'aspirateur"
à célébrités.
Vous avez ainsi préféré raconter un
"roman" du music-hall, plutôt que son histoire.
P.P.: Je ne voulais pas faire de banc-titre, donc je ne pouvais
pas être exhaustif. Les personnages sur lesquels je n'avais
pas de documents intéressants ne figurent pas, alors que
des personnages sont là parce ce que le document est beau
ou plus évocateur. De très grands noms ne sont pas
cités. J'ai choisi le mot "roman" parce que j'ai
eu le souci de parler le plus que je pouvais de la vie des artistes,
de tout ce que le public ne voit pas. L'émission ne présente
pas un "spectacle", mais beaucoup plus les coulisses,
la vie privée, les scandales de ces artistes. Le roman
permet à la fois d'éviter l'Histoire avec un grand
H et de mener le spectateur dans des lieux inexplorés.
J'ai eu, pour la première période, des films de
fiction des années 10 montrant le destin de ces femmes
livrées à une espèce de semi-prostitution
; c'est un aspect qui a d'ailleurs été exploité
par la littérature. La Nana de Zola sort tout droit d'un
genre voisin de celui du music-hall, le théâtre musical.
Colette l'a, elle aussi, beaucoup utilisé dans ses romans.
La réalisation de votre film a demandé un
travail gigantesque de recherche d'archives, comment avez-vous
opéré votre choix dans cette masse de documents
?
P.P.: Question difficile... Je vois des films depuis mes culottes
courtes et je suis par ailleurs un amateur de music-hall. J'ai
donc accumulé dans ma mémoire des images, des séquences,
certains plans, dont je me disais : ça, un jour, je l'utiliserai
si je fais quelque chose autour du music-hall. Ces deux heures
sont l'état actuel de mes connaissances, de mes désirs,
de mes souvenirs par rapport à l'énorme masse d'images
que j'ai ingurgitée depuis toujours. Le choix a été
difficile, parfois crucifiant : comme beaucoup d'amateurs, les
"happy fews", j'ai tendance à privilégier
les documents peu connus, me disant que cela, personne ne l'a
jamais vu, mais il faut également faire attention à
ne pas oublier les grandes lignes. Là, j'avais la double
commande : accrocher et séduire un public non averti et
mettre en avant des petits joyaux pour les amateurs. C'est un
travail de mineur de fond, on ramène des tonnes d'archives
et on en extrait dix grammes d'images qui paraissent intéressantes.
Le Roman du music-hall est autant un film sur le cinéma
que sur le music-hall?
P.P.: Que tout cela forme un film, comme je l'espère,
et j'aurai réussi ! Je veux entraîner le spectateur
dans un labyrinthe et qu'il le regarde comme un film de fiction.
Les grands noms du music-hall sont des gens qui ont atteint une
sorte de mythologie ; ce sont des acteurs d'eux-mêmes. Mais
je n'aimerais pas que les spectateurs se disent à la fin
de l'émission : on a vu Mistinguett, Maurice Chevalier
et Joséphine Baker ! Ce qui m'intéresse, c'est leur
montrer la masse de gens magnifiques qui ont été
des constructeurs de rêves. J'ai voulu redonner un coup
de lumière sur des personnalités que j'aime beaucoup,
mais qui ont tendance à disparaître parce qu'elles
n'ont pas été bien traitées par le cinéma
ou par le disque. Je suis, par exemple, extrêmement heureux
d'avoir pu montrer Marie Dubas... Le music-hall est une planète
qui a presque disparu, c'est un monde englouti...
Vous finissez le film, par le biais du symbole de l'escalier
cher au music-hall, sur une image de Madonna. Pensez-vous qu'elle
soit l'héritière des Mistinguett et autres meneuses
de revue?
P.P.: Les représentants du music-hall d'aujourd'hui
sont les gens de cet acabit, essentiellement du monde du rock.
Dans la planète musicale, ce sont eux qui ont repris en
compte le "spectacle", le rythme, le visuel. A mon avis,
Madonna est quelqu'un qui sait cela, elle sait qu'elle n'est pas
née d'hier, comme beaucoup d'autres gens du spectacle le
croient.
Propos recueillis par Rafaëlle Jolivet-Katz.
(extrait du dossier de presse ; avec l'aimable
autorisation de Arte- droits réservés)
Le ROMAN du MUSIC-HALL.
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de 2 cassettes Référence: K7165 (SECAM) ou K7166
(PAL).
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